Juliette Bourdier, “La matière d’Enfer, senefiance syncrétique et polyphonie littéraire”, Matières à débat, la notion dematière littéraire dans la littérature médiévale, Presses Universitaires de Rennes, (Spring 2017): 255-273.


Matières à débat

La notion de matière littéraire dans la littérature médiévale

Ferlampin-Acher Christine (direction), Girbea Catalina (direction)

Ce volume s’intéresse à l’ensemble de la littérature médiévale française, des origines au XVe siècle, à partir d’une interrogation sur l’articulation entre la matière matérielle et la matière littéraire, d’une étude des valeurs de matiere et de ses équivalents en latin tardif et médiéval, en particulier dans les arts poétiques, et d’un sondage de ses équivalents dans d’autres langues, dont l’anglais.

  • Autour des emplois de materia, matiere, mater : Antiquité tardive, Moyen Âge, Renaissance
  • De la matière matérielle à la matière littéraire
  • Définitions, limites et dépassement des matières de Jean Bodel
  • Transgressions, hybridations et interférences
  • Matière du Graal, matière biblique, matière hagiographique, matière de Jérusalem : matière, religion et spiritualité
  • Matières et poétiques

La matière d’Enfer, senefiance syncrétique et polyphonie littéraire


The “Edifying testimony of the infernal Christian journey” brings together nearly one hundred Latin texts in its cenobitic format of genuine testimonies, a few hundred more in vernacular languages, mainly adaptations, translations or inflections, and, as early as the thirteenth century, allegorical “reveries” of the laity. In this brief analysis, I wish to question the setting up and exploitation of literary matter of Hell resulting from the transcription of these testimonies.

I will consider how the “literary matter” could be revealed in the thirteenth century, in light of two distinct minds which strongly marked their time and their environment: Jean Bodel of Arras (1165-1210) prolific poet of realist literature from the north of France who defined the “trois materes”, and Pierre de Jean Olivi (1248-1298) Franciscan brother, university master, and joachimiste theorist from south-west France who theorized the divine creation of matter.


Dans l’Occident chrétien du Ve au XIIIe siècle, l’univers infernal inspire une littérature étonnamment variée. Elle est motivée par les théologiens qui tentent de rationaliser un espace théorique, que le canon laisse de côté jusqu’au Concile de Latran IV (1215), tout autant que par des rapporteurs de passages en enfer qui fictionnalisent l’univers interdit ; c’est cette seconde catégorie qui motive notre étude. Le Témoignage édifiant de voyage infernal chrétien regroupe près d’une centaine de textes latins dans son format cénobitique de la « vision » ; quelques centaines de plus en langues vernaculaires, principalement des adaptations, traductions ou flexions puis, dès le XIIIe siècle, de « songes » allégoriques laïcs. Au cours de cette brève analyse, je souhaite interroger la mise en place et l’exploitation d’une matière littéraire d’Enfer issue de la transcription de témoignages. Il s’agira de considérer comment la matière littéraire pourrait se révéler au XIIIe siècle, en regard de deux esprits distincts qui ont fortement marqué leur époque et leur milieu : Jean Bodel d’Arras (1165-1210) trouvère et poète prolifique de la littérature réaliste bourgeoise du nord de la France, et Pierre de Jean Olivi (1248-1298) frère franciscain maître universitaire et théoricien joachimiste du sud-ouest de la France. Nous tenterons de disséquer l’enfer fictionnel, lorsqu’à la substance qui le constitue (le sujet, l’imagerie, les motifs, une cosmologie singulière), s’associe une trame littéraire (un formulaire narratif précis, une terminologie), qui transtextuellement réunies par un corps auctorial fonctionnel, prennent forme sur un terrain discursif commun, l’édification. Il sera dès lors possible de proposer que ce n’est qu’au moment où la matière (la substance en forme) est recyclée vers des situations littéraires distinctes, et remodelée vers d’autres dispositifs pragmatiques qu’elle a atteint sa maturité de matière littéraire.