La démotique du trouvère maudit, abstract

Research Post- Doctoral

La démotique du trouvère maudit.

 

Juliette Bourdier, La émotique du trouvère maudit
Buscando Montsalvatge, Codex Buranus

En tant que médiéviste et dans le cadre de mes recherches, j’ai longuement étudié le “Voyage infernal” médiéval Chrétien dont la production s’étend du Ve au XVe siècle, qu’il soit rédigé en latin ou en langues vernaculaires. Après avoir analysé une multitude de textes sous divers angles (tel que la matérialisation de l’Autre-Monde et de son visiteur, le traitement de la femme ou la métamorphose du concept de rédemption), je me suis plus particulièrement arrêtée sur la période allant de 1170 à 1320, durant laquelle la vernacularisation des voyages infernaux, très vite accompagnée par leur laïcisation, renouvela ce genre en dépit de sa forte empreinte cléricale et de sa structure textuelle rigoureuse.  Ma thèse, centrée sur l’émergence d’une subjectivité auctoriale dans le traitement du voyageur infernal médiéval, m’a permis d’identifier, au sein du genre infernal, et en particulier dans ses versions vernaculaires, un mouvement visible tendant à valoriser  la recherche identitaire de l’auteur et l’affirmation de sa subjectivité.

C’est ainsi que mon attention a été attirée par le rôle croissant que l’auteur, à partir du XIIe siècle, souhaitait  s’approprier au sein même de son texte, non seulement en se nommant et en faisant référence à ses origines mais encore en décrivant sa condition et en endossant fièrement le costume terni du poète corrompu par les vices. Le besoin de l’écrivain d’intervenir dans sa narration au cours de digressions discursives de plus en plus fréquentes et subjectives, lui permettait de se positionner en tant que créateur, et d’associer intimement son œuvre à des diatribes revendicatives sur une société qu’il souhaitait restaurer. Finalement, alors que la littérature infernale cléricale tendait à guider l’âme humaine pour en assurer le salut, la littérature infernale laïque aspirait à avertir une société urbaine et bourgeoise des méfaits du commerce sur un équilibre fragilisé par une croissance débridée.

Je souhaite me  pencher sur le rapport que le nouveau trouvère, celui du XIIIe siècle, en compétition avec la Ménestrandise et la Jonglerie d’un côté, les lutteurs et bateleurs de l’autre, asservi à la taverne et aux jeux, construit avec son auditoire, au travers de ses écrits. Bien qu’il existe une série d’études sur la montée du commerce aux XIIIe et XIVe siècles et son influence sur la littérature médiévale, l’association entre la taverne et l’écrit, la complicité entre l’alcool et l’inspiration. Puis de nombreuses analyses sur le XVe siècle et en particulier sur François Villon et ses pairs et l’exploration d’une nouvelle esthétique de la déchéance et du plaisir. Mon projet se différencie en ce sens qu’il traite d’une région, l’ile francilienne, d’une époque, le XIIIe siècle, d’une donnée sociale, les trouvères d’origine aristocratique, et cherche à identifier la naissance de la démotique du poète maudit, deux siècles avant que Villon ne se lamente sur les neiges d’antan.

En utilisant comme point de départ deux textes de Raoul de Houdenc, Le Roman des Eles et le Bourjois Bourjon, rédigés au tout début du XIIIe siècle, je souhaite enquêter  sur la réaction des poètes, issus de la petite noblesse en particulier, contre  la montée des valeurs urbaines et mercantiles, et leur combat en faveur de la réhabilitations de valeurs traditionnelles telles que le don ou la civilité, toutes deux basées sur une image idéalisée de la chevalerie littéraire. Le point de vue qui m’intéresse en la matière, est le nouveau modèle économique du chevalier reconverti en poète, sa mission en tant qu’acteur économique et social, son déplacement à l’intérieur des murs de la cité et la recherche identitaire qui en découle pour acquérir une place institutionnalisée au sein d’une communauté hiérarchisée.

J’orienterai mes lectures vers les trouvères de la France septentrionale d’origine noble, du XIIIe siècle qui, tel Raoul de Houdenc, ont une forte conscience de leur statut de poète. Plutôt que de chercher de l’avant vers une forme de progrès, ils semblent s’attacher nostalgiquement à un mythe suranné. Leurs regrets s’appuient, le plus souvent, sur des référents littéraires à la fois chimériques et inadaptés aux nouvelles règles urbaines. Sous un anticonformisme affiché, ils adoptent la taverne, les vices et l’individualisme qu’ils expriment dans une poésie personnelle. Le mariage entre la déchéance et la créativité, entraine ces auteurs vers une nouvelle doctrine, celle de la quête du statut de poète maudit.