L’art de la conversation à la française pour les nuls
Une partie de tennis, un vin que l’on laisse décanter ou un jardin anglais. Julie Barlow et Jean-Benoît Nadeau ne manquent pas de métaphores pour illustrer les subtilités de la conversation à la française. Ce couple de journalistes québécois ayant vécu à Paris pendant quatre ans a observé les codes régissant les interactions verbales entre Français le temps d’un trajet en bus, d’un repas entre amis, d’une sortie des classes, d’un goûter dans les jardins du Luxembourg ou d’une après-midi à la piscine. Saynètes après saynètes, le couple livre ses observations dans The Bonjour Effect, un ouvrage « plus anthropologique que journalistique » écrit à deux mains. Jean-Benoît Nadeau nous explique l’art de la conversation à la française, ses traditions, ses codes et ses tabous.
The Bonjour Effect: The Secret Codes of French Conversation Revealed, de Julie Barlow et Jean-Benoît Nadeau. St. Martin’s Press, 2016, 310 pages, 25.99 dollars.
D’où vient cette tradition de la conversation en France ?
Historiquement, cette culture orale remonte aux salons du XVIIIe siècle. Même s’ils n’existent plus comme tels aujourd’hui, cette culture des dîners en ville, des colloques et des clubs de discussion est encore forte en France. Dans la culture française, l’éloquence est une monnaie d’échange. Certains milieux ne sont accessibles qu’aux personnes qui maîtrisent l’art de s’exprimer. L’éloquence est un passeport.
Vous décrivez le système éducatif français, l’Éducation nationale, comme une « usine » qui nourrit et entretient cette tradition orale.
D’après la sociologue française Cécile Van de Velde, être adulte au Royaume-Uni—et donc en Amérique du Nord—, c’est « s’assumer » : devenir responsable et acquérir son indépendance. En France, c’est « se placer » : trouver un bon emploi et une bonne place dans la société. En tant que passeport social, l’expression orale est inculquée très tôt par les familles, mais surtout par l’école. L’importance des récitations, des exposés puis des concours oraux est révélatrice.
Vous analysez la conversation à la française comme une suite d’interactions extrêmement codifiées. Quel conseil donneriez-vous à un étranger pour s’y retrouver ?
Comprendre l’importance des tabous est essentiel. La terreur du Nord-Américain, c’est de ne pas être accepté. La terreur du Français, c’est d’être pris en faute, d’être ridicule. Ces tabous ont une incidence sur les rapports humains. Pour un Français, le silence est une forme de communication : s’il se tait, c’est qu’il refuse d’engager une conversation. À l’inverse, pour montrer qu’il est aimable et consensuel, un Américain ne refusera jamais une conversation : il parlera pour tenir son interlocuteur à distance. Les gens se parlent très spontanément en Amérique du Nord, mais ça ne signifie pratiquement rien. Les codes de communication des Américains ne permettent pas de déterminer la nature de la relation à partir d’une conversation seule. C’est la raison pour laquelle beaucoup de Français trouvent les Américains superficiels.
Un certain nombre de malentendus repose sur la distinction entre public et privé.
C’est la source de malentendus la plus importante entre les Américains et les Français. Tout ce que l’on considère comme privé en Amérique du Nord relève du public en France et inversement, tout ce qui relève du public en Amérique du Nord est considéré privé en France. Un Américain n’hésitera pas à parler de son métier et de sa vie de famille avec le premier venu. Lorsqu’un Français commence à parler de sa famille, de son travail ou d’argent, ou qu’il se met à faire de l’humour, c’est qu’il est prêt à accueillir son interlocuteur dans son cercle privé.
Un chapitre complet de votre livre est consacré au « non ». Les Français disent-ils « non » si souvent que ça ?
Les Français ont été élevés et éduqués dans la peur de la faute et du ridicule. Ne pas savoir quelque chose est une faute. Lorsqu’un Français dit « non », ce n’est pas un refus, mais une position défensive. Il se préserve d’une situation où il pourrait être pris en faute. De même, pour se protéger du ridicule, un Français ne dira jamais « Je ne sais pas ». Le négativisme, très populaire en France, vient du même tabou. Dans une culture où il faut produire une opinion très rapidement, avouer son ignorance n’est pas une option. Le négativisme est une issue de secours, une sorte de prêt-à-porter intellectuel. Le proverbe dit que « le ridicule ne tue pas », mais ce n’est pas vrai à Paris !
Vous écrivez que les Français sont élevés en « fanatiques du langage » mais deviennent plus tolérants en grandissant. Comment s’opère cette transition ?
Dans l’objectif de « placer » les élèves « en bonne société », l’école entretient cette idée d’une pureté de la langue. Dans l’éducation française, l’écrit est le référent de la langue : le français parlé doit se conformer aux mêmes règles que le français écrit. Mais la langue qui est ensuite parlée en dehors de l’école n’est pas nécessairement conforme à l’idéal scolaire. Beaucoup de Français en éprouvent une dissonance cognitive, ce qui fait que l’on se met à parler d’une décadence de la langue française.
Les puristes de la langue française ont-ils raison ? Le français est-il en déclin ?
On criait déjà au déclin de la langue française il y a trois siècles ! Les Français ont toujours subverti leur langue. Ils adoptent des mots empruntés à l’argot (comme le louchébem¹, le javanais² ou le verlan³), aux jargons ou à des langues étrangères. L’exemple de l’anglais est frappant. Depuis le milieu du siècle dernier, l’ensemble du pays parle le français mais l’anglais a commencé à s’imposer comme langue de pouvoir. Il y a vingt ans, l’opinion publique pensait que l’anglais était imposé par les Américains et les Britanniques. On réalise aujourd’hui que c’est faux : les Français adoptent eux-mêmes l’anglais. C’est un nouvel élément de distinction—au sens bourdieusien—très fort.
1. Argot pratiqué par les bouchers parisiens et lyonnais au début XIXe siècle (bonjour : lonjourbem ; boucher : louchébem ; patron : latronpuche).
2. Argot codé, apparu au milieu du XIXe siècle, qui consiste à insérer les syllabes av- ou va- après chaque consonne (bonjour : bavonjavour ; bouteille : bavoutaveillave).
3. Argot codé, répandu depuis la deuxième moitié du XXe siècle, qui procède par inversion des syllabes à l’intérieur du mot (bizarre : zarbi ; pourri : ripou).
Pamela Druckerman, une journaliste américaine mariée à un Britannique et résidant en France, a raconté dans un article pour le New York Times avoir passé la majeure partie de sa vie d’adulte à décoder les règles de conversation des trois pays.
Elle explique avoir eu une révélation lorsqu’un sociologue français lui a suggéré de regarder Ridicule, film de Patrice Leconte sur le Versailes de Louis XVI sorti en 1996. A la cour du roi, on gagnait en statut en montrant qu’on avait de l’esprit. Le sarcasme ouvrait des portes et il fallait se montrer moins bête que ses rivaux.
Selon la journaliste, les Français des classes moyennes apprennent à leurs enfants à être concis et amusants pour que tout le monde continue à les écouter. Elle explique:
«Beaucoup de conversations d’aujourd’hui sont plus compréhensible une fois qu’on réalise que tout le monde autour de nous est en compétition pour ne pas avoir l’air ridicule.»
Jean-Benoît Nadeau, un journaliste canadien qui a écrit sur le sujet, a expliqué à Pamela que la tendance à dire «non» ou «ce n’est pas possible» est souvent une protection contre l’humiliation potentielle de ne pas savoir quelque chose. Selon lui, c’est seulement lorsqu’il fait confiance à l’autre qu’un Français révèle ses faiblesses.
La journaliste raconte que même entre amis, être ennuyeux est presque criminel. Une chef d’entreprise française lui a expliqué que pendant un dîner, «il faut être un peu méchant, mais un peu vulnérable aussi».
Dans les conversations britanniques, en revanche, on cherche à montrer qu’on ne se prend pas au sérieux. Il y a donc beaucoup d’auto-dévalorisation et d’ironie:
«J’ai assisté à des déjeuners de deux heures à Londres en attendant que les gens arrêtent d’échanger des railleries pour que la vraie conversation puisse commencer. Mais “la vraie conversation n’est pas censée avoir lieu”, m’a dit mon mari».
Kate Fox, dans son livre Watching the English, écrit que dans le bon contexte, «tu n’es pas mon genre» peut être l’équivalent d’une demande en mariage.
Pamela Druckerman ajoute qu’aux Etats-Unis, entre amis, elle doit seulement «rassurer les gens et leur servir de miroir». Elle précise que les Américains ont une tendance au monologue. Dans une étude de 2014 de l’université de Yeshiva, les chercheurs ont découvert que lorsqu’ils croisaient deux conversations sans rapport, 42% des participants ne le remarquaient pas.
Lorsqu’on travaille aux Etats-Unis ou qu’on doit échanger avec des collègues américains, maîtriser le small talk est indispensable. Ces petites discussions informelles permettent en effet de bien s’intégrer et de tisser des liens avec les collaborateurs de son entreprise. Voici quelques conseils pratiques pour ne pas commettre d’impair, avec Christina Rebuffet, coach et spécialiste de l’anglais professionnel.
Est-ce qu’il existe un équivalent français au « small talk » comment traduire cette expression ?
Le small talk ce sont les conversations informelles que l’on a avec ses collègues quand on arrive au bureau. L’équivalent le plus évident ce sont les « petites discussions », mais j’ai même parfois entendu « petit parler » comme traduction littérale. Ce sont tous ces petits moments d’échanges qui se tiennent devant la machine à café ou avant le début d’une réunion.
Quels sont les sujets plus fréquemment abordés aux Etats-Unis dans un contexte de small talk ?
Comme en France, on va raconter notre week-end, faire le récit d’une soirée ou de nos projets de vacances. Les thèmes sont assez généralistes et concernent la vie de tous les jours : la famille, les enfants, les loisirs… Certains sujets sont plus spécifiquement culturels. En ce moment aux Etats-Unis par exemple on parle beaucoup des élections présidentielles.
Est-ce qu’il existe des sujets tabous à ne pas aborder en entreprise avec ses collègues ?
Aux Etats-Unis, il existe un paradoxe : on dit souvent qu’il ne vaut mieux pas parler politique au bureau, mais le sujet revient tout de même très souvent dans les conversations, en particulier pendant une année d’élections. Par rapport à la France, on n’a même pas trop de complexe entre amis à dévoiler ses opinions politiques. En revanche, quand il commence à y avoir des désaccords, on va vite changer de sujet.
« Pour les Américains, la discussion est d’abord un moyen de trouver des points d’intérêt communs… »
Quels sont les moments privilégiés pour le small talk ?
A la différence de la France où la pause-café est un moment rituel de la vie en entreprise, aux Etats-Unis, il n’y a pas toujours d’espace avec des machines à café. La « break room » est plus un lieu de passage, on se sert une mug de café et on retourne à son bureau. Il y a moins de convivialité en salle de pause et surtout on ne va pas y retrouver tout le monde en même temps. Chacun est à son rythme.
Il y a d’autres moments pour le small talk, avant le début des réunions notamment, les Américains s’accordent souvent 1 minute ou 2 de small talk avant d’entrer dans le vif du sujet et d’aborder les questions de business.
Quel est l’objectif des moments de small talk ?
On va d’abord chercher ce qui nous rapproche, ce que l’on a en commun avec l’autre, en particulier quand on fait connaissance avec de nouveaux collègues. C’est vraiment quelque chose de culturel, la société américaine est très individualiste et dans notre histoire le meilleur moyen de survivre a souvent été de trouver des personnes avec qui on peut créer des liens. Du coup c’est pour cela qu’on recherche un accord sur un sujet, c’est ce qui nous aide à trouver notre place au sein du groupe.
C’est une différence qu’on retrouve pendant les réunions, où les Américains veulent avant tout trouver un accord alors qu’à priori les Français attendent d’être convaincus par leurs interlocuteurs ?
Oui, en France rien ne vaut un bon débat, une discussion un peu animée ne pose pas de problème alors que les Américains y voient parfois une forme « d’agression ».
Si on travaille dans une entreprise américaine, il faut donc éviter d’envenimer les discussions ?
Oui, c’est une erreur à ne pas commettre, en particulier si on est le seul Français dans l’entreprise. Les Français aiment bien se taquiner, avoir de la répartie quand ils discutent. Aux Etats-Unis, ce genre d’attitude, même si elle est « bon enfant », peut être perçue comme un manque de politesse. Ces écarts de langage contribuent à alimenter la mauvaise réputation des Français.
« Dans le small talk, le sujet importe peu, ce qui compte c’est de créer du lien »
Quels sont les autres erreurs à ne pas commettre dans les conversations avec des collègues américains ?
Il vaut mieux éviter les questions trop directes et opter pour des structures de phrases un peu plus complexes. En revanche, il est très bien vu d’aborder spontanément les gens en entreprise, comme dans la vie de tous les jours. On discute facilement avec les personnes avec qui on se trouve dans la queue au supermarché, pour parler de tout et de rien, des produits qu’on a achetés. Alors qu’en France ce serait parfois vu comme une intrusion dans la vie personnelle.
On peut donc engager facilement la conversation quand on vient d’arriver dans une entreprise où quand il y a de nouvelles têtes ?
Effectivement, on peut se présenter spontanément et essayer d’en savoir plus sur l’autre, avec toujours en tête cette idée de trouver des points d’intérêts communs.
Quels autres conseils pourriez-vous donner aux Français qui souhaitent maîtriser le small talk ?
Le plus important c’est de bien gérer les transitions entre les sujets de discussions et d’avoir en tête quelques thèmes sur lesquels vous avez suffisamment de vocabulaire. Par exemple, on parle cinéma lors d’un déjeuner entre collègues, si vous n’avez pas vu le film vous pouvez très bien passer à un tout autre sujet en commençant votre phrase par « that reminds me » ou « I was just thinking about » ou même simplement « anyway… » Autant de petites transitions qui permettent de changer le fil de la discussion naturellement et le ramener vers des sujets où vous êtes plus à l’aise.
« Passer du coq à l’âne » comme on dit en France n’est pas mal vu, alors qu’en France cela pourrait être interprété comme un signe de désintérêt pour le sujet de discussion ?
Si vous trouvez un lien entre les deux sujets, il n’y a pas de problème. Diriger une discussion s’apprend, ce n’est pas très difficile de trouver un pont entre les thématiques de la vie quotidienne. Finalement dans le small talk, le sujet importe peu, ce qui compte c’est l’activité qui permet de créer du lien. On s’ouvre à l’autre, on commence un dialogue sur un sujet anodin et c’est un bon moyen de ne pas rester isolé.
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