aiméDétruire, défendre, ou digérer ? La littérature comme cannibalisme

Quand Aimé Césaire a nommé les mots « les armes miraculeuses », il n’était pas le premier à associer le langage à la possibilité de la violence. Les partisans de la négritude comme Césaire, les surréalistes comme André Breton et d’autres ont exploré le potentiel des mots pour gagner le pouvoir et même effectuer la révolution. Mais étroitement liée est la question de la violence de l’écriture dans un sens plus négatif : si l’écriture est un moyen imparfait et peut-être inauthentique d’exprimer nos pensées, elle a la possibilité de détruire quelque chose.

Ces questions sur le pouvoir et l’authenticité du langage écrit, ainsi que ceux des langues elles-mêmes, surviennent dans le discours de Maryse Condé « Language and Power : Words as Miraculous Weapons » (CLA Journal 39.1 [1995] : 18-25). Commençant ses propos avec l’idée d’Aimé Césaire des « armes miraculeuses », elle la suit avec une citation de sa femme, Suzanne Césaire : « La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas. » Condé glose cette citation avec l’explication que, selon Suzanne Césaire, il faut le « cannibalisme » dans une poésie francophone pour détruire l’influence européenne et ainsi redécouvrir la vraie identité caribéenne (18). Mais la signification du cannibalisme est plus riche qu’une simple destruction de l’autre : il suggère aussi une appropriation, par définition une prise de l’autre en soi. L’usage de ce mot commence donc à introduire le relativisme dans les débats sur l’authenticité et l’artificialité linguistique : il est difficile de distinguer ce qui est tout à soi et tout à l’autre, dans la langue ainsi que dans la culture.

Condé prend ce point de vue quand elle parle de la controverse de « l’authenticité » de la langue française dans un contexte créole. Certains, dit Condé, ont critiqué Césaire pour avoir utilisé le français pour écrire, soutenant que cette langue est « inauthentique » et qu’elle représente le pouvoir colonial. Mais cette accusation devient un peu ironique à la lumière de l’histoire coloniale : au lieu d’être imposée, la langue française était par contre « volée » par les esclaves, qui ont utilisé le français pour s’éduquer et, de cette façon, se rebeller (22). Il semble, alors, que le mouvement moderne de la négritude n’est pas la première fois que les francophones poussent à la « cannibalisation » du pouvoir dominant à travers la langue. Avec cette appropriation initiale, ils ont pris quelque chose aux Français et l’ont utilisé pour développer leurs propres « armes miraculeuses ».

Condé conclut son discours en rendant cette dispute sur l’authenticité encore plus relativiste, avec la position que les écrivains n’ont pas de langue maternelle : en écrivant, chacun doit créer sa propre langue pour s’exprimer. Pour cette raison, toute conception de l’authenticité n’est qu’une illusion (22-23). Cet argument renvoie encore une fois à l’idée de la littérature comme cannibale. Elle a le pouvoir d’être puissante, même agressive, mais elle ne gagne pas ce pouvoir simplement d’elle-même, le prenant plutôt d’une multiplicité de sources. Ayant ingéré et digéré ces sources variées, y compris non seulement la diversité des expériences historiques et culturelles mais aussi la gamme de possibilités linguistiques et significatives contenue dans une seule langue, l’écrivain peut coudre un langage qui vit et qui résonne.

Marisa Ikert, Whitman College, Walla Walla, WA